Six mois… de bonheur
“L’allaitement exclusif au sein est recommandé jusqu’à l’âge de six mois*.”
Ce message de l’Organisation Mondiale de la Santé, que martèlent à tour de bras les agences compétentes, les forums de mamans biogueuses et ta concierge, qui n’a jamais eu d’enfants mais a lu tout Dolto et en pense le plus grand mal[1], tu l’as forcément entendu : il tourne en boucle dans ta télé et ton internet comme un vieux tube d’Emile et Image dans l’auto-radio de ta nostalgie.
Tu l’as déjà entendu, et il t’a fait réfléchir.
Il t’a fait réfléchir, surtout si tu es une femme, que tu as la trentaine (plus ou moins), que tu es dans cette phase de la maturité où tu as à peu près réussi à trouver un équilibre entre ta carrière, ton amoureux-se, ta vie sociale et ton moi profond. Et qu’on te dit aujourd’hui qu’il est “recommandé” de mettre tout cela entre parenthèses pour te consacrer à ce qui représente, évidemment, le summum de ta vie de femme, la raison profonde de ton existence, ce vers quoi ont tendu toutes tes expériences depuis la découverte de ton premier poupon Corolle : t’occuper de tes gosses.
Il ne t’a peut-être pas fait réfléchir, mais moi oui.
Parce qu’après 9 mois à encaisser la fatigue, les nausées, les privations (raclette, kir-framboise, brouette thaïlandaise…), les dents qui saignent et les chevilles qui gonflent, les quadruples pipis nocturnes, la transformation de mon corps, de ma féminité et de ma sexualité, la dernière chose dont j’ai envie, c’est de devenir une tireuse à lait. Non, la première chose dont j’ai envie, ça serait plutôt de faire un enfant à une tireuse à bière.
Pourtant, les campagnes de culpabilisation d’information pro-allaitement ne lésinent pas sur le cliché de la “maternité épanouie” : madone souriante (photoshopage des cernes + gaussian blur), bébé rose et potelé, blanche mamelle gorgée d’amour maternel, décor printanier, petits oiseaux qui chantent (tu l’entends bien, là, la bande son de La La Land ?)…
Mais au-delà de ce cliché idyllique et bienveillant de l’allaitement maternel, la réalité physiologique et psychologique est souvent beaucoup plus crue…
Six mois… ferme (ta gueule).
6 mois à te faire mâchouiller l’aréole. À te ruiner le dos au-dessus d’un coussin d’allaitement aussi mou que tes abdos post-grossesse (que celle qui a déjà réussi à maîtriser la position du “Joueur de Rugby” sans utiliser de protège-mamelons me jette la première paire). À fuir du téton à la caisse du supermarché. À lutter contre un sommeil réparateur que tu ne peux t’autoriser sous peine d’écraser le fruit de tes entrailles (ma nuit, ma bataille). À ne pas avoir le temps (ou la force, ou l’envie) de s’occuper des tâches ménagères qui t’incombent (puisque, toi, tu es en “congé”), de la montagne de mails professionnels qui s’accumulent (car, oui, dans un excès de zèle, tu as promis de “rester à votre disposition”) ou tout simplement de t’occuper de toi.
6 mois à ne plus avoir d’horaires. À être “en libre service”, 24h/24h, comme le distributeur automatique de ta superette, tu sais, celui qui ravitaille en Red Bull et en Snickers le fêtard alcoolisé, juste sous ta fenêtre, à minuit, 2h, 4h, 6h du mat. À dispenser des parties de toi “à volonté” et “à satiété”.
6 mois à subir cette Obligation Maternelle Servile que recommande l’OMS.
6 mois, ce n’est pas si long sur une vie, va-t-on me dire.
Ma vie, justement, parlons-en.
Pas ma vie sociale, celle-là j’ai fait une croix dessus le jour où les nausées matinales ont remplacé la cuite post-mojito du jeudi soir. Pas ma vie de couple, celle-là s’est transformée en “vie de famille” le jour où ce ventre qui s’est épanoui entre nous s’est transformé en petit être adorablement dépendant et chronophage. Mais ma vie professionnelle, par exemple.
“Pendant une année à compter du jour de la naissance, la salariée allaitant son enfant dispose à cet effet d’une heure par jour durant les heures de travail.” (Article L1225-30 du Code du Travail).
Chouette.
Et pour celles qui n’ont pas envie de suinter au-dessus de la photocopieuse, sachez que le Code du Travail prévoit même, pour une entreprise de plus de cent salariés, la mise en place de “locaux dédiés à l’allaitement”[2].
Super !
Mon entreprise a moins de cent salariés.
Mais j’ai de la chance, ma boîte dispose tout de même d’un local où je peux m’isoler pendant mon heure de traite quotidienne. Local qu’on appelle plus communément chez nous : les chiottes.
Vous allez me dire que je suis un peu snob. Mais l’idée de m’installer sur le couvercle des toilettes aux milieux des effluves tofu/chou-fleur de « Béa », la gestionnaire nouvellement vegan de la compta, m’emballe relativement moyen. Quant à actionner la pompe à main de ma trayeuse portative à deux mètres de l’open space, en essayant d’étouffer dans ma blouse Verbaudet la succion chuintante de mon “Aspirosein 3000”, j’y tiens à peu près autant que de croiser Jean-Guy, l’informaticien au colon irritable, entre deux portes palières.
Sans compter que je dois produire mes 2x210ml de tribut lacté au rythme marathonien de 30mn le matin et 30mn le soir (ça s’appelle “aménagement du temps de travail”), heure pendant laquelle je ne suis évidemment pas rémunérée, et que je devrais donc rattraper en heure supp à la fin de la journée[3]. Ma nounou est ravie. Mon banquier, un peu moins.
On dira que je fais preuve de mauvaise foi, qu’on trouve toujours une solution quand on le veut vraiment. Sans doute. Mais au-delà de la répugnance que j’éprouve à drainer mes fluides corporels dans les water et à les exposer en jolies petites rangées de bocaux dans le réfrigérateur collectif, j’ai toujours eu un peu de mal à me faire imposer l’usage de mon propre corps.
Information, oui, injonction, non.
Que l’OMS m’apporte un éclairage scientifique sur les potentiels bénéfices de l’allaitement, afin que je puisse prendre ma décision “en connaissance de cause”, ok. Mais qu’il m’assène des mises en garde culpabilisantes à coup de pop-up intempestifs dans le but de me dissuader d’être une mauvaise mère (tu le vois, toi aussi, le message subliminal ?), là, ça me pose un problème.
Si moi… je veux pas ?
Et le papa dans tout ça ?
Certain(e)s vous diront qu’il doit être associé à la décision d’allaiter ou non, en vertu du fait qu’il est responsable pour moitié de la conception (même lorsque la moitié en question était alors sous l’influence de plusieurs demis). Très bien. J’ai hâte de voir la réaction de mon cher et tendre quand je lui demanderai d’arrêter de gaspiller “nos” cellules reproductrices devant youp0rn.
D’autres vous diront que l’allaitement est un privilège que nous jalousent les hommes, tout comme la grossesse et l’enfantement (et l’épisiotomie, et la rééducation périnéale sans doute).
Je ne suis pas sûre que beaucoup d’hommes partagent ce sentiment.
Je ne suis pas sûre que beaucoup d’hommes pousseraient leur femme à allaiter, s’ils connaissaient la souffrance physique et la détresse psychologique que cette pratique occasionne parfois.
J’en connais même un certain nombre qui vivent assez difficilement, après 9 mois de superbe inutilité, le fait d’être écartés de cette relation exclusive et fusionnelle, de ces moments privilégiés qui tissent “en avant-première” les rapports entre la mère et l’enfant. Je compatis sincèrement avec le pauvre papa, d’abord cantonné au rôle de porteur de packs d’eau et de masseur de sciatique, et désormais promu à la charge de changeur de couches et de ramasseur de totottes-coincées-sous-le-canapé. Ce pauvre papa, à qui personne ne demande jamais comment il va. Ce papa “honoraire” relégué au second plan dans l’ombre de la Femme-Prodigue puis de la Mère-Nourricière.
N’en déplaise à l’OMS et aux autres ayatollahs de l’allaitement-bonheur, je n’ai allaité que 2 mois (1 mois trois-quart, pour être honnête).
Pourquoi ?
Pour pouvoir confier sereinement mon bébé sevré à sa nounou à l’issu de mon congé maternité.
Parce que tirer son lait au travail et tout sauf une sinécure.
Parce que je n’en pouvais plus des nuits de 3h, des journées sans horaires, des engorgements, des crevasses, de la fatigue qui me minait et m’empêchait de profiter pleinement de ce qui aurait dû être des moments de bonheur avec mon enfant.
Parce que je voulais reprendre possession de mon corps, après 9 mois pendant lesquels il ne m’avait plus appartenu.
Parce que je pense qu’être une bonne mère, c’est être une mère reposée, disponible, bien dans sa tête et dans son corps, une maman zen avec sa maternité.
Mais surtout, parce que la décision m’appartenait.
Six mots… pour conclure.
MON ENFANT VA BIEN. MOI AUSSI.
Alors, OMS, très cher OMS, j’ai envie de te dire : “Oublie Mes Seins”.
NOTES :
*http://www.who.int/topics/breastfeeding/fr/
[1] Surtout quand vous lui apprenez, entre 2 « De mon temps, l’éducation, c’était autre chose », que son fils n’est autre que l’auteur-interprète de Big Bisous et Tirelipinpom sur le Chihuahua.
[2] Article L1225-32.
[3] Articles L1225-30 et Article R1225-5.
Le lait maternel s’est juste GRATUIT ! C’est LA raison de mon choix. Tout le reste c’est de la masturbation cérébrale de bobos. Mais je suis quand même d’accord, ce matraquage est limite suspect. Je soutiens.
Tout à fait ! Bien résumé Isaisa !